samedi 13 janvier 2018

VAIERE MARA : le principe du corail

Ce texte a été publié en octobre 2015 dans le troisième numéro de la revue Connexions, publication semestrielle dirigée par monsieur Jean Guiart.

Les photographies sont l'oeuvre du studio JustC.

Miguel Calvo Hunt était mon galeriste polynésien. Il était lui-même artiste et aimait bien jouer avec le feu. Il pouvait travailler au chalumeau. Un bon peintre. A ce moment il peignait des poissons et des méduses. Poissons stylisés et méduses en dissolution. A la Glycéro avec de gros effets de matière. Il pouvait incorporer des perles et même des pommeaux de douche dans ses compositions. Il pouvait fabriquer un grand sapin de noël en métal et avec des blocs de canettes aluminium compactées en guise de guirlandes. Tout ça pour aider les enfants défavorisés à avoir de belles vacances sur le lagon. Je l’aidais à matérialiser ses idées. Faisais le manœuvre. En échange il m’apprenait des trucs utiles. Un gaillard expérimenté, un vrai maître. Lorsque je lui ai montré mes peintures sur papier, il m’a expliqué comment peindre sur de la toile de coton, et puis il m’a montré comment fabriquer un châssis. Monter la toile sur le châssis avec une grosse agrafeuse.  Merci pour ça, Miguel Calvo Hunt.
Un jour Miguel Hunt a ramené quelques sculptures à l’Art en fusion, son atelier galerie du centre Vaima. De grands bois, hauts d’un bon mètre. Des figures de femmes extirpées dans la masse des troncs, superbes, visages travaillés en facettes, sureté du geste. Comme une victoire de la simplicité sur le monde infernal des masques tarabiscotés. Rien à voir avec l’artisanat d’art marquisien qu’on est habitués de voir lors des foires. Les statuettes en bois de santal. Les os creusés de motifs marquisiens, les dents de cochons ou de cachalot polies, les rostres d’espadon gravés de croix, les coquillages pêchés en apnée tressés à la fibre de coco et aux perles noires. Les graines noires et rouges de la brousse mariées aux vertèbres de requins. Les tiki pop hawaïens. Jusqu’aux cadenas de tombe en bénitiers de Papouasie. Un travail singulier, sans équivalent sur le territoire. Ce fut un premier choc. La découverte était importante. Je ressortis avec la conviction heureuse que le vingtième siècle avait donné un artiste important à la Polynésie.


Miguel Hunt avait découvert le travail de Vaiere Mara trois ans plus tôt. Depuis il avait constitué une collection d’une quarantaine de pièces. J’en parlais au maître sculpteur coutumier Chief Miko. Chief Miko avait beaucoup connu Mara, c’était le tonton de sa femme. Mara avait été son premier maître. Mais Chief Miko n’arrivait pas à raconter grand-chose. C’était loin. Mara lui avait fait cadeau de quatre grands bois, des oiseaux, qui se trouvaient chez ses fils à Honolulu. Il me confirma que Mara avait été un phénomène sans équivalent en Polynésie.
Dans les années 1980 Vaiere Mara avait fait l’objet d’un ouvrage du père mariste Patrick O’Reilly, alors secrétaire général de la société des océanistes. Un beau livre présentant un choix de bois, de bas-reliefs et surtout de pièces en corail. Quasi introuvable aujourd’hui. On savait donc peu de choses sur Mara. Ce qu’il y a dans l’ouvrage d’O’Reilly. Originaire de Rurutu, Vaiere Mara est né en 1936 et est décédé à l’été 2005. Arrivé à Tahiti à l’âge de dix ans, il commença la sculpture à l’âge de 18 ans en tant qu’élève du maître de la sculpture, Kimitete. Le succès remporté par les œuvres de Mara a rapidement dépassé les frontières polynésiennes et la clientèle d’amateurs d’art internationale a très vite été conquise par le travail de cet artiste. De nombreux collectionneurs américains ont acquis ses œuvres. Le gouverneur Sicurani, haut-commissaire de la Polynésie française de 1965 à 1969, et qui a fait plusieurs acquisitions à titre personnel, qualifiait l’artiste de génie. Sicurani avait acquis une Hina monumentale. Une pièce maîtresse, aujourd’hui disparue. Mara reste simple et ne cherche nullement à rentrer en contact avec le monde extérieur. Sans télé, ni radio, ni journaux, selon Miguel Hunt, qui citait l’ouvrage d’O’Really.


Toutes les informations dont Miguel disposait venaient de cet ouvrage. Il en avait fait relier des photocopies sur papier glacé qu’il avait été offrir au ministre de la culture, et à des gens de l’assemblée, pour les motiver à organiser une grande exposition rétrospective de l’œuvre du Rurutu. Sans grands résultats. Le ministre lui avait répondu pourquoi Mara ? pourquoi pas Bobby ? Ou Ravello ? Oui, Pourquoi Mara en effet ?
Le deuxième choc, ce fut la découverte de la collection de pièces en corail. Une quarantaine de pièces, pour la plupart des masques innocents aux chevelures ramassées en chignons généreux, en paquets de cheveux piqués d’hibiscus, couronnés de grosses fleurs. Des blocs d’un corail blanchi, un peu fossilisé, que le sculpteur devait aller chercher en profondeur, à la barre à mine. Le corail est une matière traditionnellement utilisée dans toute l’Océanie, tombée en désuétude. Le corail est aujourd’hui interdit comme matériau de construction. Pour le sculpteur, il se travaillait bien. On peut dégrossir à la scie à métaux et à la râpe à bois. Travailler au couteau. On peut produire beaucoup. Beaucoup plus qu’avec la pierre. Et pour ce qui est de produire, Vaiere Mara à produit. On peut imaginer qu’il devait nourrir ses cinq enfants. Ce qui ne l’empêchait pas de travailler aussi la pierre. Sa vie durant, Mara nourrira ses cinq enfants du fruit de la vente de ses œuvres. Mara disparu, son fils Gilles Mateha Mara prend le relais. Aujourd’hui à Moorea, il continue de travailler le corail avec la technique héritée de son père. Ses œuvres sont particulièrement prisées des bijoutiers, qui en ornent leurs vitrines de perles noires. Le corail et la perle noire de Tahiti se marient bien.


En novembre 2014 les artistes du Centre de Création Contemporaine Teroronui de Papeete rejoignent Miguel Hunt pour une exposition privée, réservée aux négociants accrédités pour la vente du GIE Poe O Rikitea, qui se tient toute une semaine au Papinau building. Une vingtaine de pièces en bois et corail sont présentées. C’est le retour sous les feux de la rampe de Mara. Le retour de la force, titre la Dépêche de Tahiti. L’évènement fait l’objet d’un reportage télévisé, et on reparle du Rurutu. Après dix ans de silence, il était temps. Je passe toute cette semaine de vente aux enchères dans un bureau transformé en salle d’exposition, et pour aider à passer le temps, je dessine les œuvres. Aux stylo bille noir.
Une des idées qui revient systématiquement, chez les gens qui découvrent l’œuvre, c’est celle d’un musée. Un musée Mara. Pour une œuvre profonde. Parce qu’entre les temps anciens de la danse et des circoncisions cérémonielles, avec leurs cortèges d’idoles, de sacrifices et d’interdits particuliers, dont peu de traces demeurent, dont le sens est à peu près corrompu, et le mouvement du renouveau culturel polynésien qui se manifeste essentiellement par la pratique du tatouage de tiki et de motifs marquisiens, il y a eu Vaiere Mara. Un artiste comme surgit de nulle part, Rurutu dans les Australes, l’île aux grottes, qui a façonné des figures merveilleuses et d’aspect agréable.


Ce vieux-là il allait toujours à pieds. C’est ainsi qu’on se souvient de Mara à Tahiti. Une sorte de facteur Cheval, qui se déplaçait à pieds, parfois avec une brouette. Pour transporter ses œuvres où ramener du bois, de la pierre ou du corail jusqu’à son atelier. Le corail tendre incarne moins des ancêtres primitifs  que des jeunes filles préparant une danse nocturne. Des sœurs, des filles où des cousines… Un mode de vie en voie de raréfaction, mais qui perdure, et se mérite. Masque flamboyant, à la couronne végétale comme pourvue d’appendices cornus, cette vahine devient l’image synthétique où s’amalgament les extrêmes : innocence et tradition. Extrême finesse des traits, la commissure des lèvres, le dessin des yeux, les courbes du visage, surtout de ces statuettes de corail. Simplicité du costume, la poitrine souvent nue, un simple pagne autour de la taille. Ce corail blanc comme le lait où l’essence charnelle de la fille des îles se clarifie. Rejoint le totem. Ce corail blanc où la chair se dépigmente, fantôme des heures de conviction joyeuse, des moments de joie vraie.
Le 25 mars 2015, j’ai retrouvé Miguel Hunt tôt le matin au centre Vaima, avant l’ouverture de sa galerie. On a choisis douze des œuvres de Mara qui nous semblaient les plus fortes. Choix délicat. 5 bois et 7 coraux. On a chargé le tout sur un diable et on est passés de la Plazza Poerava au niveau 1, le parking. Heureusement il y a des ascenseurs au Vaima. Des ascenseurs et même des escalators. Les seuls escalators de Polynésie… On a réussis à tout caser dans le coffre de sa petite voiture blanche, même si ce ne fut pas simple. Miguel est passé par le front de mer pour aller se garer derrière l’hôtel de ville de Papeete. Il pilotait comme un kamikaze. Un paquet de nerfs en fusion… Miguel était argentin. Je n’ai jamais su comment il avait échoué à Tahiti. Il avait été producteur de cinéma et monté des coproductions entre le France et l’argentine. Il avait ramené Romy Schneider et Alain Delon en Argentine. Il avait été galeriste à Paris. A Tahiti il avait la galerie la plus amoureuse de la vie. En décembre 2014 alors qu’on travaillait sur Mara il avait organisé une de ces grandes expositions collectives dont il avait le secret. Il arrivait à trouver des sponsors et à mobiliser la presse. Pour cette exposition collective il avait retiré les pièces de Mara père. Pas à vendre. Par contre il y avait de belles pièces de Mara fils. Gilles Mara de Moorea. Miguel l’avait mis au défi de faire aussi bien que son père. Le fils était sur la bonne voie. Il se mettait à produire de beaux bois. J’étais rentré à la maison avec deux grands sacs suspendus au guidon de mon vélo. D’un côté deux grandes pizzas et plein de petits biscuits salés, de l’autre des bouteilles. Sodas et vin blanc. J’avais réveillés les enfants et ça avait été la fête.
Miguel m’a appelé le 24 décembre pour me dire de passer à la galerie : il m’avait vendu une grande toile. A la galerie il m’a remis quelques billets de 10 000. De quoi passer de belles fêtes. Merci Miguel. Tout à fait ça Miguel Hunt. Une tête ronde comme une bille, des yeux brillants, un chapeau sur la tête et un cigare fiché entre les dents. Souvent éteint, le cigare. A cette époque il a été victime d’un cambriolage et fait la une de la Dépêche après avoir promis une récompense de 500 000 francs à tout renseignement permettant de remonter jusqu’aux voleurs. Le cambriolage avait eu lieu alors qu’il était dans la piscine de sa maison avec sa femme. On lui avait pris une très grosse somme. On a fini par retrouver un des cambrioleurs, par un vini volé. Le voleur était mineur et n’a rien voulu dire, on a dû le relâcher au terme de la confrontation…


Miguel allait voir tout le monde avec ses brochures pour parler de Mara. Il a ainsi réussit à convaincre la direction du centre Vaima de poser un monument Mara sur la Plazza Poerava. En face de la galerie où le sculpteur exposait ses œuvres à la fin des années soixante-dix. L’Atelier, la galerie d’art du centre Vaima. Le monument devait être un grand buste réalisé par le fils, Gilles Mateha Mara. Espérons que cette belle idée se concrétisera malgré la disparition brutale de Miguel. Il avait obtenu du conseil d’administration du musée de Tahiti et des îles une date pour une exposition Mara, dans des conditions pas extraordinaires. Matériellement difficile, toute la logistique à sa charge, et en juillet. Juillet 2015. Il avait refusé cette date. Il n’y a personne à Tahiti en juillet…


C’est encore Miguel Hunt qui a eu l’idée d’un film relatant la vie de Mara père. Lorsqu’il a annoncé ça au fils, le sculpteur a fondu en larmes. Il n’en croyait pas ses oreilles, qu’un étranger s’intéresse au travail de son père disparu depuis déjà dix ans… Le fils dit a Miguel qu’il y avait une foule de plus d’un millier de personnes pour pleurer au cimetière le jour des funérailles de Vaiere Mara. De mon côté je travaillais à l’écriture de la série de documentaires In Vivo, coproduite par Tntv et Emotion films, grâce à l’opiniâtreté du producteur Emmanuel Juan. J’avais coréalisé le premier portrait de 26 minutes avec Jean-Philippe Joaquim. Une idée d’Emmanuel Juan de nous faire travailler ensemble. Un portrait du chanteur Barthélémy, le dernier kaina. En février 2015 on est donc allés ensemble à la rencontre des producteurs réunis au FIFO. On a pris des tickets pour participer à l’Océania pitch. Miguel avait l’idée de deux films. Un film racontant la vie de Mara et un autre film relatant l’histoire de la guillotine en Polynésie. Guillotine aujourd’hui conservée dans les réserves du musée de Tahiti et des îles. Plusieurs producteurs ont étés intéressés par le sujet Mara. Ils nous ont donné leurs cartes. Laurent Mini de la compagnie des taxis-broussses a dit qu’il viendrait à la galerie voir les œuvres. Miguel l’a attendu, il n’est jamais venu… Laurent Jacquemin de Archipel prod avait des Mara chez lui. Le sujet lui parlait davantage. J’ai commencé à travailler sur l’écriture d’un film Mara. A écrire ce qui est devenu ce texte.
En mars le chanteur Barthélémy est décédé des suites d’une insuffisance respiratoire. En août 2014 il était partit pour une tournée calédonienne d’un mois. Je l’avais accompagné à l’aéroport, il était partit les mains dans les poches… A Nouméa il avait abusé des bonnes choses, et ça c’était compliqué d’une chikungunya à son retour. Il était tombé dans un coma d’un mois. Lorsque l’on m’a annoncé sa mort, j’ai été jusqu’à l’hôpital où j’ai finis par le trouver dans un coin sur la grande terrasse. Entouré par quatre guitaristes, il chantait dans sa chaise roulante. Il avait pris dix ans, son pied droit était devenu noir comme de l’encre de chine, mais ce qu’il chantait c’était une nouvelle composition. C’était ça Barthélémy, un monstre. Un monstre qui se réveille d’un mois de coma avec une nouvelle composition. No manu, no fish, no moni. Une jolie chanson pleine de distance ironique… C’était en décembre. C’est à ce moment-là que Miguel m’a appelé pour m’annoncer qu’il m’avait vendu une grande toile…


Quelques jours après l’enterrement de Barthélémy au cimetière Saint-Etienne de Punaauia, cimetière catholique, le 25 mars 2015 j’ai retrouvé Miguel tôt le matin. La télévision avait diffusé mon film en hommage au chanteur, avant la diffusion prévue. Tout avait changé. On a chargé les sculptures dans le coffre de la petite voiture blanche et prit la direction du studio JustC. Au cinquième étage d’un immeuble qui fait face à la mairie de Papeete. Ascenseur en dérangement depuis un an. Certaines des sculptures faisaient près de cent kilos. J’ai porté les statuettes en corail deux par deux jusqu’en haut, Miguel a fait de même. J’ai portés les bois les plus lourds tout seul jusqu’en haut. Lorsqu’on a porté des sacs de coprah au secteur, on peut porter des Mara jusqu’au cinquième étage. Cyril le photographe ne put pas nous aider : il souffrait un calvaire. Problème dans la colonne vertébrale. Miguel était passé par là et lui recommanda un spécialiste. Cyrill appela, quelqu’un appela Miguel pour lui demander des sous, on prit quelques photos de Miguel avec les sculptures et tout le monde est partit de son côté. Cyrill chez le spécialiste.
Les sculptures sont restées plusieurs semaines au studio avant que Cyrill ne trouve le temps de les photographier. Et puis il y eut la mauvaise nouvelle de la disparition de Miguel dans l’incendie de sa maison. Quelques jours plus tôt j’avais vécu une scène pénible, une altercation avec le sculpteur Motard. Motard le sculpteur sans atelier voulait 25000 francs que Miguel ne pouvait pas lui donner. Ils s’étaient traités de tous les noms et en étaient venus aux mains avant que Motard ne reprenne ses œuvres, pénis et savates et pierres de la Papenoo. C’est surtout Carine Thierry qui a soutenu Elodie la veuve de Miguel lors de l’organisation des funérailles. Je suis passé le soir à la veillée, Elodie était en larmes. Elle n’avait pas dormit depuis trois jours… Il y eut une belle messe, un bon sermon matinal, et on a quitté l’église Saint-Etienne pour rejoindre le cimetière de la pointe des pêcheurs. Il était question d’organiser une dernière exposition des œuvres de Miguel, et il fallait récupérer nos œuvres. Lors de l’inventaire de l’Art en fusion qui eut lieu le vendredi suivant, on a déplacé une trentaine de Mara dans un autre local du centre Vaima, puis récupéré chacun nos œuvres. Miriama Bono est venue représenter le ministère de la culture. Elle m’a affirmé à ce moment-là qu’il y aurait bien une grande exposition Mara au musée de Tahiti et des îles, et que ce serait en hommage à Miguel. Finalement l’exposition posthume des œuvres de Miguel a été annulée pour des questions de succession.
Quelques jours plus tard j’ai accompagné la veuve de Miguel au studio JustC où les douze Mara immortalisés par Cyrill occupaient un coin de couloir depuis plus de deux mois. Toujours la même petite voiture blanche. On les a ramenés avec la trentaine d’autre pièces au centre Vaima où elles resteraient jusqu’à la fin du mois de mai, avant de changer de place. Un lot de sculptures orphelines, des coraux sans domicile fixe. La fondation Dettloff proposait bien de stocker la collection dans l’attente d’un musée Mara, mais Miguel avait des arrangements particuliers avec les anciens propriétaires. Certaines pièces lui avaient été prêtées, d’autres vendues…


Je travaillais à la pré production du deuxième film de la série In Vivo, un portrait du sculpteur Chief Miko. Une des personnes importantes à faire intervenir dans le film, c’était son ami d’enfance Michel Mara. Un des fils Mara. Ils avaient grandis ensemble jusqu’à l’âge de treize ans, date du départ de Miko pour Hawaï, où il était resté trente ans avant de revenir au pays des vertes années. Michel et Miko ne s’étaient plus vraiment revus depuis leur enfance, pourtant ils avaient l’idée de chanter ensemble. Miko chantait et Michel Mara jouait de la guitare. C’est comme ça qu’un soir on est partis chez les Mara, sur les hauteurs de Pirae. Michel Mara était là. Il y avait plein de beaux petits enfants, avec de grands yeux intelligents. Les petits enfants de Mara. Tous regardaient le visage tatoué du chef coutumier avec une espèce de fascination animale. Michel et Miko se sont frotté le front et le nez. Alors une très vieille femme en paréo est venue, et elle aussi regardait le visage tatoué du chef coutumier qu’elle avait connu petit enfant avec une espèce de fascination bienveillante. C’était la mère de Michel, la veuve Mara. Son visage rayonnait vraiment. Dégageait une impression de bonté rare. Je l’ai tout de suite reconnue et j’ai marché jusqu’à elle. Elle avait dû être vraiment belle. C’était surement elle le modèle de beaucoup de ces coraux que j’avais passés des heures à admirer, scruter, dessiner. Comme des mystères évidents. La beauté n’était pas partie, pas perdue, elle s’était transformée. Comme si avec le temps la beauté devenait la bonté.
C’était le cas chez cette femme. Son visage avait été mille fois gravé dans le bois, mille fois gravé dans la pierre, mille fois gravé dans le corail. Son visage en fleur était partout. Autour d’elle il y avait ses grands enfants et ses petits-enfants. Elle était veuve, mais une veuve comblée. Elodie la veuve de Miguel n’était pas comblée comme ça… Peu de femmes ont pu être comblées à ce point.
Miko avait à faire, on a vite parlé du tournage et on est redescendus. Deux jours plus tard Gilles Mara descendait de Moorea avec une commande à livrer. Rendez-vous était pris pour rencontrer celui qui avait repris le flambeau. A l’heure dite, j’ai retrouvé Miko. Le bateau arrivait, Michel nous rejoignit. Michel a été aider son frère à porter la pièce. C’était une grande pièce. Plus de deux mètres. Un déjeuner tahitien à la manière de Mara père. J’ai pris quelques photos. Le sculpteur m’a griffonné deux numéros de téléphone sur une ordonnance. Je leurs donnais un coup de main pour hisser le bas-relief sur les galeries du pick-up. Dans le pick-up il y avait encore la maman. Elle posait encore ce regard remplit de bonté sur le visage tatoué du chef coutumier. Ils sont partis livrer la commande, j’ai mis mon vélo dans le coffre de Miko et on a été jusque chez lui pour travailler sur la traduction des deux orero du film. Mais j’avais un autre tournage à Punaauia et on a dû reporter la traduction. Rendez-vous était prit pour le lendemain matin.


Le lendemain matin, tournage sur la plage de Tefaaroa avec Miko, Michel Mara et un troisième homme. Une chanson hawaïenne, un sliky. Miko au chant et au ukulele et Michel Mara à la guitare. Un sacré guitariste. Sensibilité puissante… A la fin de la chanson le chef coutumier  nous laisse. On reste sur la plage avec Michel Mara, pour une interview. Et Michel Mara commence à raconter. Comment son père dessinait sur des bouts de bois pour les faire travailler, lui, Miko et les enfants du quartier. Comment cela à très fort marqué Miko. Fin de l’interview. On commence à parler entre nous, et arrive le livre de Patrick O Really. Michel Mara s’énerve : il en veut beaucoup au bonhomme. Patrick O Really n’a jamais vraiment rencontré son père. Le livre est plein d’erreurs. En réalité Mara était instituteur. Il avait une bibliothèque. Avec plein de livres. Pleins d’images de la sculpture dans le monde, et aussi de la peinture. Les Egyptiens, les Grecs, Michel-Ange, les cathédrales et le reste. Une voiture. Il a été un des premiers de l’île à avoir une voiture. Une télévision. Lorsqu’ils vivaient à Raiatea à partir de quatre heures de l’après-midi la cour commençait à se remplir de gens venus pour regarder la télévision. La seule télévision du quartier.
Troisième choc avec Mara. Tout ce qu’on imaginait du bonhomme était faux. Le Mara du fils est beaucoup plus vraisemblable que celui du père mariste. Il reste à préciser le portrait, recueillir d’autres témoignages, croiser les points de vue. Retracer la biographie. Retrouver l’homme, avec ses choix, ses enjeux, le pourquoi de ses changements d’archipels. Des Australes aux îles du vent, des îles du vent aux îles sous le vent, des îles sous le vent aux Tuamotu. Retrouver des images ? Mettre un visage sur ce nom.
               
Jonathan Bougard

Août 2015, Faa’a Tahiti

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