VAIERE MARA : le
principe du corail
Ce texte a été publié en octobre 2015 dans le troisième numéro de la revue Connexions, publication semestrielle dirigée par monsieur Jean Guiart.
Les photographies sont l'oeuvre du studio JustC.
Miguel Calvo Hunt était mon galeriste
polynésien. Il était lui-même artiste et aimait bien jouer avec le feu. Il
pouvait travailler au chalumeau. Un bon peintre. A ce moment il peignait des
poissons et des méduses. Poissons stylisés et méduses en dissolution. A la Glycéro
avec de gros effets de matière. Il pouvait incorporer des perles et même des
pommeaux de douche dans ses compositions. Il pouvait fabriquer un grand sapin
de noël en métal et avec des blocs de canettes aluminium compactées en guise de
guirlandes. Tout ça pour aider les enfants défavorisés à avoir de belles
vacances sur le lagon. Je l’aidais à matérialiser ses idées. Faisais le
manœuvre. En échange il m’apprenait des trucs utiles. Un gaillard expérimenté,
un vrai maître. Lorsque je lui ai montré mes peintures sur papier, il m’a
expliqué comment peindre sur de la toile de coton, et puis il m’a montré
comment fabriquer un châssis. Monter la toile sur le châssis avec une grosse agrafeuse.
Merci pour ça, Miguel Calvo Hunt.
Un jour Miguel Hunt a ramené
quelques sculptures à l’Art en fusion,
son atelier galerie du centre Vaima. De grands bois, hauts d’un bon mètre. Des
figures de femmes extirpées dans la masse des troncs, superbes, visages
travaillés en facettes, sureté du geste. Comme une victoire de la simplicité
sur le monde infernal des masques tarabiscotés. Rien à voir avec l’artisanat
d’art marquisien qu’on est habitués de voir lors des foires. Les statuettes en
bois de santal. Les os creusés de motifs marquisiens, les dents de cochons ou
de cachalot polies, les rostres d’espadon gravés de croix, les coquillages
pêchés en apnée tressés à la fibre de coco et aux perles noires. Les graines
noires et rouges de la brousse mariées aux vertèbres de requins. Les tiki pop
hawaïens. Jusqu’aux cadenas de tombe en bénitiers de Papouasie. Un travail
singulier, sans équivalent sur le territoire. Ce fut un premier choc. La
découverte était importante. Je ressortis avec la conviction heureuse que le
vingtième siècle avait donné un artiste important à la Polynésie.
Miguel Hunt avait découvert le
travail de Vaiere Mara trois ans plus tôt. Depuis il avait constitué une
collection d’une quarantaine de pièces. J’en parlais au maître sculpteur
coutumier Chief Miko. Chief Miko avait beaucoup connu Mara, c’était le tonton
de sa femme. Mara avait été son premier maître. Mais Chief Miko n’arrivait pas
à raconter grand-chose. C’était loin. Mara lui avait fait cadeau de quatre
grands bois, des oiseaux, qui se trouvaient chez ses fils à Honolulu. Il me
confirma que Mara avait été un phénomène sans équivalent en Polynésie.
Dans les années 1980 Vaiere Mara
avait fait l’objet d’un ouvrage du père mariste Patrick O’Reilly, alors
secrétaire général de la société des océanistes. Un beau livre présentant un
choix de bois, de bas-reliefs et surtout de pièces en corail. Quasi introuvable
aujourd’hui. On savait donc peu de choses sur Mara. Ce qu’il y a dans l’ouvrage
d’O’Reilly. Originaire de Rurutu, Vaiere Mara est né en 1936 et est décédé à
l’été 2005. Arrivé à Tahiti à l’âge de dix ans, il commença la sculpture à
l’âge de 18 ans en tant qu’élève du maître de la sculpture, Kimitete. Le succès
remporté par les œuvres de Mara a rapidement dépassé les frontières
polynésiennes et la clientèle d’amateurs d’art internationale a très vite été
conquise par le travail de cet artiste. De nombreux collectionneurs américains
ont acquis ses œuvres. Le gouverneur Sicurani, haut-commissaire de la Polynésie
française de 1965 à 1969, et qui a fait plusieurs acquisitions à titre
personnel, qualifiait l’artiste de génie. Sicurani avait acquis une Hina
monumentale. Une pièce maîtresse, aujourd’hui disparue. Mara reste simple et ne
cherche nullement à rentrer en contact avec le monde extérieur. Sans télé, ni radio, ni journaux, selon
Miguel Hunt, qui citait l’ouvrage d’O’Really.
Toutes les informations dont
Miguel disposait venaient de cet ouvrage. Il en avait fait relier des photocopies
sur papier glacé qu’il avait été offrir au ministre de la culture, et à des
gens de l’assemblée, pour les motiver à organiser une grande exposition
rétrospective de l’œuvre du Rurutu. Sans grands résultats. Le ministre lui
avait répondu pourquoi Mara ?
pourquoi pas Bobby ? Ou Ravello ? Oui, Pourquoi Mara en
effet ?
Le deuxième choc, ce fut la
découverte de la collection de pièces en corail. Une quarantaine de pièces, pour
la plupart des masques innocents aux chevelures ramassées en chignons généreux,
en paquets de cheveux piqués d’hibiscus, couronnés de grosses fleurs. Des blocs
d’un corail blanchi, un peu fossilisé, que le sculpteur devait aller chercher
en profondeur, à la barre à mine. Le corail est une matière traditionnellement
utilisée dans toute l’Océanie, tombée en désuétude. Le corail est aujourd’hui
interdit comme matériau de construction. Pour le sculpteur, il se travaillait
bien. On peut dégrossir à la scie à métaux et à la râpe à bois. Travailler au
couteau. On peut produire beaucoup. Beaucoup plus qu’avec la pierre. Et pour ce
qui est de produire, Vaiere Mara à produit. On peut imaginer qu’il devait
nourrir ses cinq enfants. Ce qui ne l’empêchait pas de travailler aussi la pierre.
Sa vie durant, Mara nourrira ses cinq enfants du fruit de la vente de ses
œuvres. Mara disparu, son fils Gilles Mateha Mara prend le relais. Aujourd’hui
à Moorea, il continue de travailler le corail avec la technique héritée de son
père. Ses œuvres sont particulièrement prisées des bijoutiers, qui en ornent
leurs vitrines de perles noires. Le corail et la perle noire de Tahiti se
marient bien.
En novembre 2014 les artistes du Centre de Création Contemporaine Teroronui
de Papeete rejoignent Miguel Hunt pour une exposition privée, réservée aux négociants
accrédités pour la vente du GIE Poe O
Rikitea, qui se tient toute une semaine au Papinau building. Une vingtaine de pièces en bois et corail sont
présentées. C’est le retour sous les feux de la rampe de Mara. Le retour de la force, titre la Dépêche de Tahiti. L’évènement fait
l’objet d’un reportage télévisé, et on reparle du Rurutu. Après dix ans de
silence, il était temps. Je passe toute cette semaine de vente aux enchères
dans un bureau transformé en salle d’exposition, et pour aider à passer le
temps, je dessine les œuvres. Aux stylo bille noir.
Une des idées qui revient
systématiquement, chez les gens qui découvrent l’œuvre, c’est celle d’un musée.
Un musée Mara. Pour une œuvre profonde. Parce qu’entre les temps anciens de la
danse et des circoncisions cérémonielles, avec leurs cortèges d’idoles, de
sacrifices et d’interdits particuliers, dont peu de traces demeurent, dont le
sens est à peu près corrompu, et le mouvement du renouveau culturel polynésien
qui se manifeste essentiellement par la pratique du tatouage de tiki et de
motifs marquisiens, il y a eu Vaiere Mara. Un artiste comme surgit de nulle
part, Rurutu dans les Australes, l’île aux grottes, qui a façonné des figures
merveilleuses et d’aspect agréable.
Ce vieux-là il allait toujours à pieds. C’est ainsi qu’on se
souvient de Mara à Tahiti. Une sorte de facteur Cheval, qui se déplaçait à
pieds, parfois avec une brouette. Pour transporter ses œuvres où ramener du
bois, de la pierre ou du corail jusqu’à son atelier. Le corail tendre incarne
moins des ancêtres primitifs que des
jeunes filles préparant une danse nocturne. Des sœurs, des filles où des
cousines… Un mode de vie en voie de raréfaction, mais qui perdure, et se
mérite. Masque flamboyant, à la couronne végétale comme pourvue d’appendices
cornus, cette vahine devient l’image synthétique où s’amalgament les
extrêmes : innocence et tradition. Extrême finesse des traits, la
commissure des lèvres, le dessin des yeux, les courbes du visage, surtout de
ces statuettes de corail. Simplicité du costume, la poitrine souvent nue, un
simple pagne autour de la taille. Ce corail blanc comme le lait où l’essence
charnelle de la fille des îles se clarifie. Rejoint le totem. Ce corail blanc
où la chair se dépigmente, fantôme des heures de conviction joyeuse, des
moments de joie vraie.
Le 25 mars 2015, j’ai retrouvé
Miguel Hunt tôt le matin au centre Vaima, avant l’ouverture de sa galerie. On a
choisis douze des œuvres de Mara qui nous semblaient les plus fortes. Choix
délicat. 5 bois et 7 coraux. On a chargé le tout sur un diable et on est passés
de la Plazza Poerava au niveau 1, le parking. Heureusement il y a des
ascenseurs au Vaima. Des ascenseurs et même des escalators. Les seuls
escalators de Polynésie… On a réussis à tout caser dans le coffre de sa petite
voiture blanche, même si ce ne fut pas simple. Miguel est passé par le front de
mer pour aller se garer derrière l’hôtel de ville de Papeete. Il pilotait comme
un kamikaze. Un paquet de nerfs en fusion… Miguel était argentin. Je n’ai
jamais su comment il avait échoué à Tahiti. Il avait été producteur de cinéma
et monté des coproductions entre le France et l’argentine. Il avait ramené Romy
Schneider et Alain Delon en Argentine. Il avait été galeriste à Paris. A Tahiti
il avait la galerie la plus amoureuse de la vie. En décembre 2014 alors qu’on
travaillait sur Mara il avait organisé une de ces grandes expositions
collectives dont il avait le secret. Il arrivait à trouver des sponsors et à mobiliser
la presse. Pour cette exposition collective il avait retiré les pièces de Mara
père. Pas à vendre. Par contre il y avait de belles pièces de Mara fils. Gilles
Mara de Moorea. Miguel l’avait mis au défi de faire aussi bien que son père. Le
fils était sur la bonne voie. Il se mettait à produire de beaux bois. J’étais
rentré à la maison avec deux grands sacs suspendus au guidon de mon vélo. D’un
côté deux grandes pizzas et plein de petits biscuits salés, de l’autre des
bouteilles. Sodas et vin blanc. J’avais réveillés les enfants et ça avait été
la fête.
Miguel m’a appelé le 24 décembre
pour me dire de passer à la galerie : il m’avait vendu une grande toile. A
la galerie il m’a remis quelques billets de 10 000. De quoi passer de
belles fêtes. Merci Miguel. Tout à fait ça Miguel Hunt. Une tête ronde comme
une bille, des yeux brillants, un chapeau sur la tête et un cigare fiché entre
les dents. Souvent éteint, le cigare. A cette époque il a été victime d’un
cambriolage et fait la une de la Dépêche après avoir promis une récompense de
500 000 francs à tout renseignement permettant de remonter jusqu’aux
voleurs. Le cambriolage avait eu lieu alors qu’il était dans la piscine de sa
maison avec sa femme. On lui avait pris une très grosse somme. On a fini par retrouver
un des cambrioleurs, par un vini volé. Le voleur était mineur et n’a rien voulu
dire, on a dû le relâcher au terme de la confrontation…
Miguel allait voir tout le monde
avec ses brochures pour parler de Mara. Il a ainsi réussit à convaincre la direction
du centre Vaima de poser un monument Mara sur la Plazza Poerava. En face de la
galerie où le sculpteur exposait ses œuvres à la fin des années soixante-dix. L’Atelier, la galerie d’art du centre
Vaima. Le monument devait être un grand buste réalisé par le fils, Gilles
Mateha Mara. Espérons que cette belle idée se concrétisera malgré la
disparition brutale de Miguel. Il avait obtenu du conseil d’administration du
musée de Tahiti et des îles une date pour une exposition Mara, dans des
conditions pas extraordinaires. Matériellement difficile, toute la logistique à
sa charge, et en juillet. Juillet 2015. Il avait refusé cette date. Il n’y a
personne à Tahiti en juillet…
C’est encore Miguel Hunt qui a eu
l’idée d’un film relatant la vie de Mara père. Lorsqu’il a annoncé ça au fils,
le sculpteur a fondu en larmes. Il n’en croyait pas ses oreilles, qu’un
étranger s’intéresse au travail de son père disparu depuis déjà dix ans… Le
fils dit a Miguel qu’il y avait une foule de plus d’un millier de personnes
pour pleurer au cimetière le jour des funérailles de Vaiere Mara. De mon côté
je travaillais à l’écriture de la série de documentaires In Vivo, coproduite
par Tntv et Emotion films, grâce à l’opiniâtreté du producteur Emmanuel Juan.
J’avais coréalisé le premier portrait de 26 minutes avec Jean-Philippe Joaquim.
Une idée d’Emmanuel Juan de nous faire travailler ensemble. Un portrait du
chanteur Barthélémy, le dernier kaina. En février 2015 on est donc allés
ensemble à la rencontre des producteurs réunis au FIFO. On a pris des tickets
pour participer à l’Océania pitch. Miguel avait l’idée de deux films. Un film
racontant la vie de Mara et un autre film relatant l’histoire de la guillotine
en Polynésie. Guillotine aujourd’hui conservée dans les réserves du musée de Tahiti
et des îles. Plusieurs producteurs ont étés intéressés par le sujet Mara. Ils
nous ont donné leurs cartes. Laurent Mini de la compagnie des taxis-broussses a
dit qu’il viendrait à la galerie voir les œuvres. Miguel l’a attendu, il n’est
jamais venu… Laurent Jacquemin de Archipel prod avait des Mara chez lui. Le
sujet lui parlait davantage. J’ai commencé à travailler sur l’écriture d’un
film Mara. A écrire ce qui est devenu ce texte.
En mars le chanteur Barthélémy
est décédé des suites d’une insuffisance respiratoire. En août 2014 il était
partit pour une tournée calédonienne d’un mois. Je l’avais accompagné à
l’aéroport, il était partit les mains dans les poches… A Nouméa il avait abusé
des bonnes choses, et ça c’était compliqué d’une chikungunya à son retour. Il
était tombé dans un coma d’un mois. Lorsque l’on m’a annoncé sa mort, j’ai été
jusqu’à l’hôpital où j’ai finis par le trouver dans un coin sur la grande
terrasse. Entouré par quatre guitaristes, il chantait dans sa chaise roulante.
Il avait pris dix ans, son pied droit était devenu noir comme de l’encre de
chine, mais ce qu’il chantait c’était une nouvelle composition. C’était ça
Barthélémy, un monstre. Un monstre qui se réveille d’un mois de coma avec une
nouvelle composition. No manu, no fish,
no moni. Une jolie chanson pleine de distance ironique… C’était en
décembre. C’est à ce moment-là que Miguel m’a appelé pour m’annoncer qu’il
m’avait vendu une grande toile…
Quelques jours après
l’enterrement de Barthélémy au cimetière Saint-Etienne de Punaauia, cimetière
catholique, le 25 mars 2015 j’ai retrouvé Miguel tôt le matin. La télévision
avait diffusé mon film en hommage au chanteur, avant la diffusion prévue. Tout
avait changé. On a chargé les sculptures dans le coffre de la petite voiture
blanche et prit la direction du studio JustC. Au cinquième étage d’un immeuble
qui fait face à la mairie de Papeete. Ascenseur en dérangement depuis un an.
Certaines des sculptures faisaient près de cent kilos. J’ai porté les
statuettes en corail deux par deux jusqu’en haut, Miguel a fait de même. J’ai
portés les bois les plus lourds tout seul jusqu’en haut. Lorsqu’on a porté des
sacs de coprah au secteur, on peut porter des Mara jusqu’au cinquième étage.
Cyril le photographe ne put pas nous aider : il souffrait un calvaire.
Problème dans la colonne vertébrale. Miguel était passé par là et lui
recommanda un spécialiste. Cyrill appela, quelqu’un appela Miguel pour lui
demander des sous, on prit quelques photos de Miguel avec les sculptures et tout
le monde est partit de son côté. Cyrill chez le spécialiste.
Les sculptures sont restées
plusieurs semaines au studio avant que Cyrill ne trouve le temps de les
photographier. Et puis il y eut la mauvaise nouvelle de la disparition de
Miguel dans l’incendie de sa maison. Quelques jours plus tôt j’avais vécu une
scène pénible, une altercation avec le sculpteur Motard. Motard le sculpteur
sans atelier voulait 25000 francs que Miguel ne pouvait pas lui donner. Ils
s’étaient traités de tous les noms et en étaient venus aux mains avant que
Motard ne reprenne ses œuvres, pénis et savates et pierres de la Papenoo. C’est
surtout Carine Thierry qui a soutenu Elodie la veuve de Miguel lors de
l’organisation des funérailles. Je suis passé le soir à la veillée, Elodie
était en larmes. Elle n’avait pas dormit depuis trois jours… Il y eut une belle
messe, un bon sermon matinal, et on a quitté l’église Saint-Etienne pour
rejoindre le cimetière de la pointe des pêcheurs. Il était question d’organiser
une dernière exposition des œuvres de Miguel, et il fallait récupérer nos
œuvres. Lors de l’inventaire de l’Art en fusion qui eut lieu le vendredi
suivant, on a déplacé une trentaine de Mara dans un autre local du centre
Vaima, puis récupéré chacun nos œuvres. Miriama Bono est venue représenter le
ministère de la culture. Elle m’a affirmé à ce moment-là qu’il y aurait bien
une grande exposition Mara au musée de Tahiti et des îles, et que ce serait en
hommage à Miguel. Finalement l’exposition posthume des œuvres de Miguel a été annulée
pour des questions de succession.
Quelques jours plus tard j’ai
accompagné la veuve de Miguel au studio JustC où les douze Mara immortalisés
par Cyrill occupaient un coin de couloir depuis plus de deux mois. Toujours la
même petite voiture blanche. On les a ramenés avec la trentaine d’autre pièces
au centre Vaima où elles resteraient jusqu’à la fin du mois de mai, avant de
changer de place. Un lot de sculptures orphelines, des coraux sans domicile
fixe. La fondation Dettloff proposait bien de stocker la collection dans
l’attente d’un musée Mara, mais Miguel avait des arrangements particuliers avec
les anciens propriétaires. Certaines pièces lui avaient été prêtées, d’autres
vendues…
Je travaillais à la pré
production du deuxième film de la série In Vivo, un portrait du sculpteur Chief
Miko. Une des personnes importantes à faire intervenir dans le film, c’était
son ami d’enfance Michel Mara. Un des fils Mara. Ils avaient grandis ensemble
jusqu’à l’âge de treize ans, date du départ de Miko pour Hawaï, où il était
resté trente ans avant de revenir au pays des vertes années. Michel et Miko ne
s’étaient plus vraiment revus depuis leur enfance, pourtant ils avaient l’idée
de chanter ensemble. Miko chantait et Michel Mara jouait de la guitare. C’est
comme ça qu’un soir on est partis chez les Mara, sur les hauteurs de Pirae.
Michel Mara était là. Il y avait plein de beaux petits enfants, avec de grands
yeux intelligents. Les petits enfants de Mara. Tous regardaient le visage
tatoué du chef coutumier avec une espèce de fascination animale. Michel et Miko
se sont frotté le front et le nez. Alors une très vieille femme en paréo est
venue, et elle aussi regardait le visage tatoué du chef coutumier qu’elle avait
connu petit enfant avec une espèce de fascination bienveillante. C’était la
mère de Michel, la veuve Mara. Son visage rayonnait vraiment. Dégageait une
impression de bonté rare. Je l’ai tout de suite reconnue et j’ai marché jusqu’à
elle. Elle avait dû être vraiment belle. C’était surement elle le modèle de beaucoup
de ces coraux que j’avais passés des heures à admirer, scruter, dessiner. Comme
des mystères évidents. La beauté n’était pas partie, pas perdue, elle s’était
transformée. Comme si avec le temps la beauté devenait la bonté.
C’était le cas chez cette femme.
Son visage avait été mille fois gravé dans le bois, mille fois gravé dans la
pierre, mille fois gravé dans le corail. Son visage en fleur était partout.
Autour d’elle il y avait ses grands enfants et ses petits-enfants. Elle était
veuve, mais une veuve comblée. Elodie la veuve de Miguel n’était pas comblée
comme ça… Peu de femmes ont pu être comblées à ce point.
Miko avait à faire, on a vite
parlé du tournage et on est redescendus. Deux jours plus tard Gilles Mara
descendait de Moorea avec une commande à livrer. Rendez-vous était pris pour
rencontrer celui qui avait repris le flambeau. A l’heure dite, j’ai retrouvé
Miko. Le bateau arrivait, Michel nous rejoignit. Michel a été aider son frère à
porter la pièce. C’était une grande pièce. Plus de deux mètres. Un déjeuner
tahitien à la manière de Mara père. J’ai pris quelques photos. Le sculpteur m’a
griffonné deux numéros de téléphone sur une ordonnance. Je leurs donnais un
coup de main pour hisser le bas-relief sur les galeries du pick-up. Dans le
pick-up il y avait encore la maman. Elle posait encore ce regard remplit de
bonté sur le visage tatoué du chef coutumier. Ils sont partis livrer la
commande, j’ai mis mon vélo dans le coffre de Miko et on a été jusque chez lui
pour travailler sur la traduction des deux orero du film. Mais j’avais un autre
tournage à Punaauia et on a dû reporter la traduction. Rendez-vous était prit
pour le lendemain matin.
Le lendemain matin, tournage sur
la plage de Tefaaroa avec Miko, Michel Mara et un troisième homme. Une chanson
hawaïenne, un sliky. Miko au chant et au ukulele et Michel Mara à la guitare.
Un sacré guitariste. Sensibilité puissante… A la fin de la chanson le chef
coutumier nous laisse. On reste sur la
plage avec Michel Mara, pour une interview. Et Michel Mara commence à raconter.
Comment son père dessinait sur des bouts de bois pour les faire travailler,
lui, Miko et les enfants du quartier. Comment cela à très fort marqué Miko. Fin
de l’interview. On commence à parler entre nous, et arrive le livre de Patrick
O Really. Michel Mara s’énerve : il en veut beaucoup au bonhomme. Patrick
O Really n’a jamais vraiment rencontré son père. Le livre est plein d’erreurs.
En réalité Mara était instituteur. Il avait une bibliothèque. Avec plein de
livres. Pleins d’images de la sculpture dans le monde, et aussi de la peinture.
Les Egyptiens, les Grecs, Michel-Ange,
les cathédrales et le reste. Une voiture. Il a été un des premiers de l’île
à avoir une voiture. Une télévision. Lorsqu’ils vivaient à Raiatea à partir de
quatre heures de l’après-midi la cour commençait à se remplir de gens venus
pour regarder la télévision. La seule télévision du quartier.
Troisième choc avec Mara. Tout ce
qu’on imaginait du bonhomme était faux. Le Mara du fils est beaucoup plus
vraisemblable que celui du père mariste. Il reste à préciser le portrait,
recueillir d’autres témoignages, croiser les points de vue. Retracer la
biographie. Retrouver l’homme, avec ses choix, ses enjeux, le pourquoi de ses
changements d’archipels. Des Australes aux îles du vent, des îles du vent aux
îles sous le vent, des îles sous le vent aux Tuamotu. Retrouver des
images ? Mettre un visage sur ce nom.
Jonathan Bougard
Août 2015, Faa’a Tahiti
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