In Vivo 1
Barthélémy
Le dernier kaina
Le concept In Vivo, c’est un voyage au sein
du vivant, un observatoire de notre société à travers le regard des détenteurs
de la culture populaire. Une culture de tradition, de transmission orale, une
culture à la fois endémique et universelle, une culture en voie d’extinction.
Peinture naturaliste de la Polynésie contemporaine, In Vivo part à la rencontre
de ceux qui à la marge de notre société, en assurent pourtant les fondations.
Vivant à la frontière de la pauvreté, ils possèdent une richesse
inestimable : la liberté ; et nous montrent la voie vers une certaine
forme de bonheur.
Issu
d’une longue lignée de chanteurs, puisque son père, son grand-père et jusqu’à
son arrière grand-père étaient connus pour leurs talents de musiciens,
Barthélémy a vu le jour en 1956. Il a grandit entre les Tuamotu et son quartier
d’Outumaoro, à Tahiti.
Le jeune Barthélémy
Le
garçon a apprit à écrire des chansons avec son père. En langue Paumotu de Hao.
A dix-neuf ans, il est parti pour la première fois en France avec l’armée. Dans
son régiment il y avait Coucou et Sem Manutahi, qui s’en souviennent
encore : Barthélémy faisait la bringue et à passé huit mois au trou. Plus
tard il a travaillé à la sécurité du port de commerce de Papeete. Le succès de
sa première chanson enregistrée en studio, à
mon retour de métropole, lui a ouvert le monde. Il a ainsi pu voyager en Europe
et aux Etats-Unis, se produisant sur diverses scènes.
A
l’époque des albums kaina, ce prolifique colosse a longtemps été le seul
chanteur à vivre correctement de ses droits d’auteur en Polynésie française. 2014.
On rencontre Barthélémy dans son quartier, à l’arrêt des trucks de Outumaoro,
au pied de la passerelle verte qui raccourcit le chemin jusqu’à Carrefour. C’est
le quartier San Pedro, le quartier de la San
Pedro familly. Ca remonte aux années 70. C’était sa bande, la famille San
Pedro. La famille de Saint-Pierre. Saint-Pierre qui tient la clé de tout.
Barthélémy en a fait une chanson, en espagnol. Aujourd’hui les jeunes ont prit
la relève, et ses copains de l’époque ne sont plus là. Barthélémy est encore
là, souvent, imposant, entouré par les jeunes du quartier. Il tourne le dos à
la route de ceinture, les mains crispées au banc de ciment. Aujourd’hui à 58
ans, Barthélémy a de nouvelles chansons, et, 2014 est l’année de son retour sur
le devant de la scène. Depuis dix ans le chanteur n’avait plus enregistré
d’album.
Le roi du kaina
On
retrouve le chanteur à Paea, au bord du lagon. Un lieu où il aime venir se
souvenir, loin de l’agitation d’Outumaoro. A l’ombre d’un grand banian, il
évoque la figure paternelle, l’enfance à Outumaoro, et expose en quelques mots
son attachement au catholicisme. Avant de définir ce qu’est le kaina. Pour le chinois
qui tient le magasin du quartier, Barthélémy est descendu aux enfers, alors que
cet homme aurait pu devenir très riche. Barthélémy vit au jour le jour. Il n’aime
pas trop les téléphones, les boîtes postales, ni les adresses mail. Si on veut
le trouver il faut aller le chercher, dans le monde réel. Le dernier kaina est
peut-être en enfer, mais libre d’y faire ce qu’il veut.
La
rencontre se poursuit à Paea, au studio Jonas. C’est là que le chanteur a
enregistré 13 nouveaux morceaux. On assiste à une séance de mixage. Barthélémy
évoque ses souvenirs de concerts avec d’autres chanteurs comme son voisin Angelo.
Puis les difficultés qu’il rencontre actuellement. La question des droits
d’auteur. Alors que ses compositions font désormais partie du patrimoine de la
Polynésie, voici huit ans que le dernier kaina ne touche plus aucuns droits
d’auteurs. Huit ans qu’il joue dans les bars pour gagner son pain quotidien. Il
chante, en contrepartie il a droit au boire et au manger. Plus de producteurs,
plus de manager, plus rien…
L’absence de relève
Barthélémy
nous emmène jusqu’au port de pêche, là où ils font la bringue le week-end, avec
toute la bande de musiciens, en attendant le retour des thoniers. Les musiciens
jouent, en échange ils ont droit à leur part, aussitôt consommée sous forme de
poisson cru, juste arrosé d’un peu de citron. Comme une araignée, dès que l’air
se charge de vibrations, l’homme à six doigts comme on le surnomme tire sur les
fils de son ukulele. Comme des fleurs qui diffusent leurs parfums tout autour
d’elles, les vibrations de l’instrument libèrent des millions de notes dans
l’air, qui dépendent du vent. Les musiciens s’agglutinent autour du colosse. Au
fil du temps, de nombreuses relations symbiotiques se sont nouées autour du
paumotu charismatique, dont certaines très affectives. Comme avec son voisin
Angelo. Les deux “monstres sacrés” de la chanson polynésienne se connaissent
depuis longtemps, et ils se complètent bien. Pas le même gabarit. Cette
relation fructueuse a donné naissance à un album de duos. Angelo dit de Barthélémy que c’est le dernier
dinosaure du kaina, et qu’après lui il n’y en aura pas d’autre. Espèce en voie
de disparition. On sent le chanteur profondément affecté par l’absence de
relève, et la désaffection des jeunes, qui préfèrent les musiques dj qui
viennent de l’étranger.
On
retrouve le dernier kaina sur les hauts de Punaauia, sa guitare à la main dans
les jardins de la résidence Taina. Il nous interprète une nouvelle composition,
une chanson d’amour, qui clame haut et fort les vertus de l’amour éternel. Ma carioca… Oui, c’est possible de
s’aimer déjà avant de se connaître. Comme si le temps n’existait pas…
Le colosse
à la barbe grise est un poète aux yeux qui percutent le lointain. Un poète et
un auteur. Il est capable de vous regarder en situation réelle, et de vous
sortir trois vers magnifiques qui résument brillamment toute votre vie. Images
et explications. Face à face. Barthélémy n’aime pas marcher, il reste fixe. Voyage
sans déplacement. Complètement dégagé des préoccupations matérielles. Il a une
force d’impact qui vient sûrement de la répétition du geste. C’est costaud,
fixé au sol. Une atmosphère de fête bien sûr. Barthélémy reste dans le plaisir.
La force et la technique vont de pair. Dans le plaisir et dans un brouillard à
couper au grand couteau. Il peut jouer de son instrument et enchaîner chansons
en tahitien, en paumotu, en français et en anglais tout un week-end, voire
plus.
A
quoi servent les ambassades ? Pourquoi la même conception de la vie pour
tous ? Il ne faut pas oublier les principes spirituels qui font tenir
debout les travailleurs, les pères de famille, dans le Tahiti du dernier kaina…
Il ne faut pas oublier que le politique repose sur un concept spirituel. C’est
là tout le problème du dernier kaina. Organiser temporellement le paradis. A Outumaoru aussi on assiste à
la création d’un monde uniformisé, qui s’étend par les mêmes méthodes de la
Chine à l’Afrique. Et les routes sont très importantes. Ca fonctionne.
Barthélémy ne va pas se plaindre de l’implantation d’une grande surface
proposant toute sortes de produits directement importés dans les soutes du
dernier vol, bourriches d’huitres cancalaises et mandarines de Californie. Le
pays est dépecé, mais c’est magnifique. Parce qu’à la fin l’état s’effiloche
toujours… Il y a des choses culturelles,
apparemment neutres, et des organisations internationales qui sont là pour négocier,
pour se partager le gâteau. Le problème, c’est que même les chanteurs se raclent
la gorge.
Il y
a une industrie musicale un peu coupée des racines très anciennes de la
chanson, qui puise sa sève dans les saisons, les amours et le fond des âges. Un
bloc compact, presque minéral. A l’image du chanteur de rue, Barthélémy vit de
l’argent que lui donnent ses auditeurs. Le dernier kana doit très vite captiver
l’auditoire, il ne peut pas être mauvais… Le paradoxe est que Barthélémy est un
chanteur de bringue relayé par les médias modernes. Difficile d’allumer la
radio sans tomber sur une de ses chansons, inventées de toutes pièces dans le
port, en attendant le retour des bateaux de pêche…
Barthélémy
n’est pas dans une vision matérialiste des choses. Il prend le temps de traîner,
et on l’a accompagné quelques jours. Il va respirer les parfums des belles
boutiques dans la galerie marchande du centre commercial, sa casquette vissée
sur la tête. Il aime bien taquiner les jolies vendeuses. Il n’aime pas qu’on le
prenne pour un consommateur. Un consommateur c’est un estomac. En Polynésie, le
marché de la musique est tout petit. Alors, pour bien digérer, il faut bien
mâcher. Pour que les fruits du système de fragmentation du monde que tout le
monde subit soient réduis à un magma fertile. C’est un art complexe.
Barthélémy
nous a quittés le 16 février 2015, à 59 ans. Nous, on meure jamais. Répétait-il souvent. La preuve, ses cousins
les musiciens du marché continuent de reprendre son répertoire.
Jonathan
Bougard
Barthélémy, le dernier kaina
un film écrit et coréalisé par Jonathan Bougard
coréalisé par Jean-Philippe Joaquim
production Emotion films 2015
durée 26'
sélectionné en compétition au festiaval du film de Saint-Quentin 2016
sélectionné hors-compétition au FIFO 2017
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