In Vivo 5
Sanson, l’art et le combat
Le concept In Vivo, c’est un voyage au sein du vivant, un observatoire
de notre société à travers le regard des détenteurs de la culture populaire.
Une culture de tradition, de transmission, orale, une culture à la fois
endémique et universelle, une culture en voie d’extinction. Peinture
naturaliste de la Polynésie contemporaine, In Vivo part à la rencontre de ceux
qui à la marge de notre société, en assurent pourtant les fondations. Vivant à
la frontière de la pauvreté, ils possèdent une richesse inestimable : la
liberté ; et nous montrent la voie vers une certaine forme de bonheur.
Ça faisait plusieurs années que
je discutais avec Koky, un vieil homme du quartier Outumaoro à Punaauia. Un
curieux personnage, à la fois peintre et guérisseur. Il se voulait l’héritier
du fameux Tati, le dernier des mamaia. Aux fils de nos entretiens, il m’avait
dévoilé tout un système de médecine traditionnelle, incorporant des formules et
des schémas sensés venir de la nuit des temps. Pour Koky, on rentrait dans la
tradition ancestrale pendant le sommeil. Le pouvoir de soigner était un don
qu’on pouvait accepter ou refuser. Les enfants étaient choisis par les grands
ancêtres. Le vieil homme parlait de filiations de l’âme un peu lourdes à
comprendre…
Koky était partant pour se
confier à ma caméra, et se livrer à une démonstration de ses pratiques. Les
thématiques étaient la connaissance des organes, le calcul du remède, la
recherche des plantes dans la brousse, comment identifier une plante toxique,
la fabrication du remède et enfin la transmission de cette connaissance. Parce
que Koky avait un disciple, Charles Pater. Mais lorsque nous sommes arrivés
avec l’équipe, Koky a piqué une crise et nous a foutus à la porte, en criant
qu’il avait des avocats en Amérique… On est revenus le lendemain, nouvelle
crise…
C’est comme ça que
Samson s’est imposé. Samson est le fils de Koky. J’avais beaucoup entendu
parler de lui avant de le rencontrer, par plusieurs personnes. Surtout de ses
tableaux. Samson est connu à Tahiti pour ses peintures de coqs. Il peint des
coqs avec une précision photographique, pour les chinois amateurs de combats de
coqs. S’il est connu dans un certain milieu, il n’a jamais exposé ses œuvres
dans une galerie. Les clients lui passent directement commande. J’avais aussi
entendu parler de Samson comme tatoueur. Il tatoue des coqs. Il est aussi connu
comme coiffeur à Outumaoro. Comme cuisinier ailleurs…
C’est chez son papa que j’ai
rencontré ce personnage multifacettes. Dans la cuisine, il y avait une grande
toile de lui accrochée entre deux étagères. Une toile plutôt singulière. Un christ
blond drapé dans une tunique pleine de plis. Samson s’était acharné sur les drapés,
il aime quand c’est difficile… Son christ était réaliste mais avait de grands
yeux bleus tout droits sortis d’un manga… Le jeune homme a été chercher
d’autres grandes toiles dans un réduit obscur, des toiles inachevées mais qui
révélaient un vrai coup de patte. Comme son papa, il peignait à l’huile sur de
la toile. Mais il n’avait plus trop le temps de peindre, il était trop occupé
entre les coqs et sa copine, Hereia, une charmante jeune femme.
Le jeune couple était installé
dans un joli fare vert clair avec une grande terrasse, sur une parcelle
fleurie, dans une servitude tranquille. Chant des oiseaux et le bruit du vent
dans les palmes. Ça changeait de Outumaoro. C’est sur la terrasse que Samson
peignait, à la lumière du jour. Comme il n’avait plus d’essence pour la peinture,
il utilisait du gasoil, versé dans un petit bouchon. Il avait une commande à
honorer. Un coq de combat pour un client chinois.
Samson avait apprit tout seul la
peinture, à force de dessiner les ombres des portraits, il était passé à la
couleur. C’était facile pour lui la couleur. Il utilisait les couleurs pures,
directement sorties du tube, posées sur fond noir, sans mélanger. Un bout de
carton comme palette. Au hasard, comme la
nature. Au hasard, mais avec une précision photographique. Les coqs ont des couleurs très rares. Pour
moi ça vient du paradis. Il y a des gens ils ont des perruches, des
inséparables. Il y a des gens qui nourrissent des lapins, des cochons d’inde…
Mais nous non. Les tahitiens, c’est des coqs… Partout où tu vas c’est des coqs.
C’est pour ça que nous on vend très cher les coqs. C’est moi le maître pour
entretenir les ergots. Lisser, bien dur… Parfois on attrape des coqs sauvages,
on enlève les ergots… On fait tout ça à la maison. Et on prépare ça pour les
week-ends. C’est tout un travail… On va acheter des vitamines en pharmacie, au
vétérinaire vacciner… Après on achète des fruits cocktail, sinon des bananes…
Tous les juillets à la foire agricole
à Vaitupa il y a des élevages, des vaches, des chèvres… Il y a des coqs. C’est
là que Samson vendait des coqs. En fait
c’est de la recherche. On essaie de trouver le super coq. C’est mon papa qui a
fait des croisements. On essaie de ramener toujours la race. On fait des
croisements pour avoir de la bonne race. Après ça donne des champions. Quant
on s’occupe d’eux ils deviennent des spartiates. Naturellement agressifs, ils
recherchent le combat et se battent jusqu’à la mort. Il existe plusieurs types
de combattants. Le pamplemousse c’est un indien qui n’a pas peur des coups et
des ergots et qui avance toujours dans le combat. En tahitien : moa faatito.
Samson enfourche son scooter pour
aller chez Isidore, au gallodrome de Papara. C’est lui qui s’occupe des
combattants. Tous les matins il faut masser les coqs. C’est là qu’on rencontre
de vieux coqueleurs. Les anciens. C’est ça leur passe-temps. Maintenant il y a
beaucoup de jeux, Nitendo, Playstation… Avant, non. C’était ça leur jeu. Un de
ces anciens a commencé à quatorze ans, en 1948.
Pour en savoir un peu plus sur le
sujet on va rendre visite à l’anthropologue Jean Guiart, qui étudie le
Pacifique sud depuis la fin des années quarante. Pendant la guerre les gens n’avaient pas d’argent. Mais vraiment pas
d’argent. Alors beaucoup de choses ont disparu provisoirement ou se sont
aménagées et ont repris après. Ca jouait avant-guerre. La France gouvernait
Tahiti en fermant les yeux sur tout ce qui aurait pu coûter de l’argent. On ne
s’en occupait pas. J’ai encore vu la période où c’était vraiment interdit, où
on sanctionnait les gens qui organisaient des combats de coqs. Depuis
l’autonomie l’administration centrale ne s’en occupe plus. Et alors
l’administration tahitienne ne s’en occupe plus. Parce que si elle y touche
elle perd des voix. On a essayé de l’interdire mais on n’a pas réussi. Alors elle
est tolérée mais normalement elle est interdite. Mais ça c’est fréquent les
interdictions qui ne jouent pas de rôle réel, en Europe ça arrive aussi. Tout
ce qui est interdit intéresse tout le monde. Les français et les polynésiens
s’entendent bien sur ce plan-là. Ils n’obéissent pas.
Le combat de coqs a été introduit par les premiers immigrants chinois.
Ici ça a prit partout, dans toutes les îles. Partout où il y avait un
commerçant chinois il organisait un combat de coqs, dans la mesure où il avait
des coqs de combat. Mais ce n’est pas un trait culturel particulièrement
chinois. Ça ne vient pas de Chine. Le combat de coqs est extrêmement ancien en méditerranée
et dans tout le sud de l’Asie, et en particulier les Philippines où c’était
très organisé. On en trouve partout en Polynésie, avec toujours les même
problèmes qui existent en Asie. Mais en Asie c’est souvent corrigé par le fait
que c’est les femmes qui gèrent l’argent, et pas les hommes.
Il y a certains hommes qui n’ont
pas le temps de voir les femmes, d’abord les coqs. Et quand ils rentrent à la
maison ils se discutent avec les femmes. Tu
passes le temps à être dans les coqs, tu passes pas le temps avec les femmes…
C’est Isidore qui entraîne les
coqs, c’est lui qui coupe les plumes, c’est lui qui masse tout, c’est lui qui
donne à manger. Pas un petit travail. C’est le propriétaire du gallodrome,
Isidore. Un petit homme avec de grosses lunettes. Une choppe de bière blonde à
la main, son chat sur les genoux. C’est lui qui a fait les croisements. Tous les matins il faut mettre les coqs en
bas. Les sortir du poulailler et les placer dans des cercles de grillage.
On leur donne pas à manger, on donne à boire seulement. On les entraîne, l’après-midi quand c’est finit on range. Demain
matin pareil. La même chose. Mettre en bas. Tous les matins. Depuis vingt ans
maintenant. Ça fait vingt ans qu’Isidore à cet endroit. Je voyais les combats de coqs qui traînaient seulement en dessous des
manguiers. Là j’ai voulu faire quelque chose de bien pour les coqueleurs. Une arène.
J’ai fait tout le nécessaire pour qu’on accepte mon combat de coqs. Hé ben
c’est autorisé. J’ai pas peur que les gendarmes viennent. Les gens savent
maintenant qu’ici il n’y a pas de problèmes.
Les samedis, le dimanche, les
grands jours fériés c’est les grands tournois ici. C’est là que la population
vient voir les grands combats de coqs. Les chinois, les français, les
américains, les tahitiens sont dans les coqs. Il y a des chinois qui amènent de
grands champions, des chinois riches. Les chinois ils sont forts pour le combat
de coqs. C’est surtout les chinois qui jouent beaucoup.
J’avais huit ans, neuf ans, j’ai eu un copain qui maltraite son coq,
qui l’a laissé au bord de la route. Pendant des mois je viens donner à manger,
je soigne, après j’ai peur que mon copain me dit de ne pas toucher le coq,
j’avais peur de lui… Après il y a un grand-père qui me dit prend le coq, emmène
à la maison, tu dois le soigner, donner à manger et tout… Un mois après tous
les copains ils ont amené des coqs chez moi. Mon coq il a rossé les cinq coqs
en un jour. Un autre jour ils sont revenus. Mon coq il a rossé encore leurs
coqs. Mon coq il avait un œil, mais c’était un champion. Il a tué huit fois.
Après mon copain il s’est plaint, il voulait récupérer le coq. J’ai dit non, on
a fait des croisements et j’ai eu un poulailler. Après on a eu des bons coqs.
J’avais douze ans j’ai eu un poulailler. J’avais huit ans j’ai commencé, quatre
ans plus tard j’ai eu un poulailler. Juste pour un coq.
Aujourd’hui Lindolf est un des
grands amis de Samson. Un coqueleur de Punaauia. Ils se retrouvent pour
entraîner les coqs. La date de ponte et les croisements de races sont notés au
marqueur rouge sur les œufs qui remplissent la couveuse. Miami Pakistan espagnol, ça c’est pour le combat. Il faut éliminer
les défauts de chaque poulet pour avoir quelque chose de parfait pour le
combat. C’est un repère obligé pour chaque coqueleur. Quand tu vends ton coq à quelqu’un tu dis ta race mais c’est personnel,
c’est toi et lui. Il y a des chinois qui demandent c’est quoi la race, nous on
peut pas dire. Si tu dis c’est quoi ta race ça y est on peut te tuer. On va
prendre une autre race pour te tuer cette race. Pour tuer un porto c’est un
Espagne. Pour tuer un Espagne il faut un faisan. Pour tuer un faisan il faut du
pamplemousse. Pour tuer un pamplemousse il faut un shamo. Pour tuer un shamo il
faut un thaïlandais black. Papara, Papeete, Paea, tout le monde fait ça.
Un détail très important pour le
combat, pour l’équilibre, c’est les plumes. Samson colle des plumes là où il
faut. Un peu de colle chauffée au briquet pour que ça tienne. Ça évite que le
coq tombe. Il faut aussi teindre le coq avant le combat, pour éviter qu’on
identifie sa race. Pour perturber le coq on lui fait faire un huit. Après on le
jette en l’air. On le tient à deux mains et on le fait courir sur place. On le
perturbe pour lui apprendre à esquiver. On le fait tourner sur lui-même. A la
longue le coq devient conscient. Un coq qui montre son gosier il est mort… Si
il baisse la tête ça y est il cherche un moyen… Après ils ont des muscles bien
durs comme des pierres…
Sanson, l'art et le combat
Un film écrit et coréalisé par Jonathan Bougard
Coréalisé par Jean-Philippe Joaquim
Une production Emotion
26 minutes
Jonathan Bougard