mercredi 19 février 2025

Te Pufenua, une œuvre fondatrice de Vaiere Mara


  La sculpture "Pufenua" de Vaieretiai Mara, réalisée en corail blanc fossilisé dans les années 1980, est une œuvre profondément symbolique ancrée dans les traditions polynésiennes. Le titre lui-même, "Pufenua", signifiant "placenta" en tahitien, oriente immédiatement l'interprétation vers la naissance, la vie et la continuité générationnelle.

La forme organique et abstraite de la sculpture évoque la complexité et la richesse du placenta, organe essentiel à la vie du fœtus. Les formes entrelacées et les textures rugueuses pourraient représenter le lien intime et nourricier entre la mère et l'enfant, mais aussi la complexité du processus de la naissance et les multiples transformations qu'il engendre. On peut y voir une représentation presque abstraite, mais empreinte d'une forte émotion et d'une poésie sensible. La matière même, le corail fossilisé, renforce cette idée de temps long, d’histoire et de transformation.



Le choix du corail blanc fossilisé est donc lui aussi chargé de sens. Le corail, élément organique transformé en pierre, symbolise la pérennité et la transformation au cours du temps. La fossilisation évoque le passage du temps, la mémoire ancestrale, le cycle de la vie et de la mort. Le blanc, couleur de pureté et de sacralité, souligne l'importance de ce moment unique et sacré de la naissance.


En Polynésie française, la tradition de planter un arbre sur le placenta enterré souligne l'idée de la continuité et de la croissance. L'œuvre de Mara résonne avec cette tradition en symbolisant cette continuité de vie, la croissance de l'enfant à partir du lien vital représenté par le placenta. La sculpture devient alors un témoignage de l’origine, une célébration de la vie et du lien fondamental entre l'être humain et la nature. Elle exprime une vision cyclique, où la vie naît, se développe, se transforme et se perpétue à travers les générations.


On peut ainsi lire "Pufenua" comme une œuvre qui transcende la simple représentation du placenta pour exprimer un message universel sur la naissance, la maternité, la vie, la mort et la transmission des valeurs culturelles. C'est une méditation sculptée sur l'origine de la vie et son lien indissoluble avec la terre et l'histoire familiale.


Une œuvre puissante et énigmatique qui appelle donc à une interprétation profonde ancrée dans les traditions polynésiennes. Les personnages entrelacés et déformés, évoquant un cordon ombilical, suggèrent plusieurs niveaux de lecture. La forme organique et l'entrelacement des corps rappellent immédiatement le cordon ombilical, symbole primordial de la vie et de la connexion entre la mère et l'enfant. La sculpture peut ainsi être interprétée comme une représentation de la naissance, de l'émergence de la vie, et de l'interdépendance des êtres humains dès leur conception. Le caractère déformé des figures pourrait symboliser les difficultés et les imperfections inhérentes à la vie, ainsi que la force et la résilience nécessaires pour surmonter les obstacles.




En Polynésie, la famille et la communauté occupent une place centrale. Les figures entremêlées peuvent symboliser les liens familiaux forts, les relations complexes et les interactions au sein d'un groupe. L'unité, même dans la différence et l'imperfection, est mise en avant. Le corail, matériau organique et vivant, renforce cette idée de communauté interconnectée et de lien au cycle naturel.


Certaines mythologies polynésiennes évoquent une création du monde à partir du chaos primordial. Cette sculpture, avec sa forme organique et son entrelacement complexe, pourrait représenter cette phase initiale de création, où les éléments se mêlent et s'organisent pour former un ensemble cohérent. Le corail fossilisé, vestige d'un passé lointain, donne une dimension temporelle à cette interprétation.

L'utilisation du corail, matériau issu de l'océan, est significative. En Polynésie, l'océan est une source vitale, mais aussi un élément puissant et parfois dangereux. La sculpture pourrait alors symboliser la relation complexe entre l'Homme et son environnement, la dépendance vis-à-vis de la nature, et le respect qui lui est dû.


La déformation des corps pourrait également faire allusion à un état spirituel, transcendant la forme physique. La fusion des personnages suggère une unité spirituelle, une connexion au-delà du monde matériel. 


"Te Pufenua" est donc une œuvre riche en symboles et en interprétations possibles. Son lien avec les traditions polynésiennes est évident, faisant appel à des thèmes universels de la naissance, de la vie, de la communauté, de la création, du lien à la nature et de la spiritualité. L'artiste utilise le matériau et la forme pour créer une œuvre profondément évocatrice et chargée de sens. L'absence d'une explication précise de l'artiste laisse place à une interprétation libre et personnelle, laissant le spectateur explorer la profondeur de son message.




Mara, artiste tahitien reconnu, s’est démarqué par son style expressif, différent des représentations souvent associées à l’art traditionnel polynésien. « Pufenua » illustre cette rupture, cette volonté de dépasser les canons esthétiques établis. On observe un mouvement vers l’abstraction, une exploration de formes organiques et une expression émotionnelle intense qui est aussi une interrogation sur l'identité polynésienne moderne. Il ne s'agit pas d'une simple rupture, mais plutôt d'une réinterprétation des thèmes fondamentaux de la culture polynésienne, comme la généalogie, la relation à la terre et à la mer, et la communauté, à travers un langage formel moderne.


Dans l’histoire des arts polynésiens, « Pufenua » peut être considérée comme une œuvre fondatrice. Elle témoigne d'une évolution artistique, reflétant l'influence des courants artistiques internationaux tout en conservant des racines profondes dans l’imaginaire et les préoccupations de la culture polynésienne. L’utilisation du corail fossilisé, un matériau local chargé de symbolique (vie, mort, temps), est une manière de connecter l'œuvre à l'histoire et à la terre de l'artiste tout en explorant une nouvelle voie formelle. « Pufenua » est une œuvre majeure qui interroge la tradition, tout en la remettant en perspective par le prisme d'une vision contemporaine et profondément personnelle de l'artiste. Sa place dans l'histoire de l'art polynésien est celle d'un pont entre la tradition et la modernité.


Te Pufenua de Vaiere Mara

Corail blanc fossilisé

Provenance collection Rosalie ***

Collection particulière, Punaauia

Rendu public dans l'article Réhabilitation du plus grand sculpteur polynésien, dossier par Ariitaimai Amary. Tahiti Pacifique Magazine du 23 août 2019

Présenté au public lors de la journée mondiale de l'art à l'UPF en 2022

vendredi 14 février 2025

Le Tiurai de Vaiere Mara

 


Ce bas-relief de Vaiere Mara, représentant une scène de tiurai des années 1960, est une œuvre remarquable qui capture l'atmosphère et l'énergie de cette importante tradition polynésienne. Commandé par le gouvernement de la Polynésie française, il témoigne de l'intérêt pour la préservation et la promotion du patrimoine culturel tahitien à cette époque. C'est actuellement la seule œuvre du sculpteur appartenant à la Polynésie française. 





Le style de Mara est immédiatement reconnaissable : une simplification des formes, une expression forte des émotions par le jeu des lignes et des volumes. Il y a une certaine monumentalité dans la représentation des personnages, qui sont rendus avec une force et une dignité palpable. Le bas-relief n’est pas simplement une représentation descriptive d’une scène de tiurai ; il suggère un sentiment d'unité et de communauté, reflétant l'importance sociale et rituelle de cet événement. La foule attentive au premier plan contraste avec l’énergie de la danse, créant un dynamisme visuel captivant.





Le bas-relief est divisé en trois principales sections, chacune racontant un aspect de l'événement. Une scène principale de danseuses et danseurs en costumes traditionnels au centre, arborant des coiffes élaborées, exécutant des mouvements dynamiques. L'attention portée aux détails des costumes et des coiffures est remarquable. Autour des danseurs principaux, on observe un public nombreux et expressif, dont les visages individualisés témoignent d'un engagement total dans le spectacle. Détail croustillant, un des spectateurs tient une radio dans ses bras, seul indice de modernité qui permet de dater la scène au vingtième siècle plutôt qu'aux temps anciens.





A l'époque ces festivités avaient lieu place Vaiete, et Madeleine Moua et Coco Hotahota restauraient cette tradition un temps occultée en modernisant les costumes et les pas de danse. La présence d'un groupe de trois musiciens à droite de la composition, l'un tapant du to'ere et les deux autres battant du pa'hu, évoque l'aspect musical crucial du tiurai.





Le style de Mara est expressif et énergique. L'artiste n'a pas cherché à créer une représentation photographique de la scène, mais plutôt une interprétation stylisée. Le traitement du bois est brut et accentué, avec des lignes profondes qui créent un contraste frappant entre lumière et ombre, accentuant la profondeur et la texture de la sculpture. Le style, bien qu'unique à Mara, s'inscrit dans une certaine continuité avec les traditions de sculpture polynésiennes, mais il affiche aussi une modernité dans sa manière de représenter le mouvement. La simplification des formes et l'accent sur l'expression des visages donnent à l'œuvre une force évidente.





Ce bas-relief est important car il documente de l'intérieur une période spécifique de l'histoire culturelle de Tahiti. Jusque là les observateurs à laisser une trace étaient tous des étrangers, les agents d'un pouvoir colonial. Pour la première fois un artiste tahitien témoigne de la vitalité du tiurai, et de son évolution vers le festival Heiva que nous connaissons aujourd'hui. L'œuvre de Vaieretiai Mara est significative car elle montre la fusion entre les traditions artistiques polynésiennes et l'interprétation personnelle de l'artiste. Elle représente une étape importante dans la représentation artistique de la culture tahitienne, en combinant les traditions narratives de la sculpture polynésienne avec une approche plus moderne et expressive. Le bas-relief de Mara est donc non seulement une œuvre d'art, mais aussi un document historique et ethnologique précieux. Il contribue à préserver et à transmettre un aspect particulier du patrimoine culturel tahitien, à travers un langage visuel puissant et intemporel.




Le fait qu'il soit conservé au ministère du tourisme soulève une interrogation légitime. Bien que cela puisse être justifié par un lien direct avec la promotion du tourisme tahitien, son exposition au sein du Musée de Tahiti et des îles serait sans doute plus appropriée. Le musée, dédié à la préservation et à la présentation du patrimoine culturel de la Polynésie française, offrirait un cadre plus adéquat pour la conservation et la mise en valeur de cette œuvre majeure de Vaiere Mara. Son exposition dans un musée spécialisé garantirait une meilleure protection et une accessibilité plus large au public, ce qui permettrait une meilleure appréciation de l'importance historique et artistique de l'œuvre. Sa présence au ministère du tourisme pourrait limiter sa visibilité à un public plus restreint.





Le Tiurai de Vaiere Mara

Grand bas relief marqué Mara V en bas à droite

Fin des années 1960, début des années 1970

Conservé par le ministère du tourisme polynésien


Jonathan Bougard le 14 février 2025

mercredi 12 février 2025

Le cercle de la vie, une sculpture oubliée du jeune Vaiere Mara qui refait surface en Californie

 

Le cercle de la vie, de Vaieretiai Mara


La sculpture présentée est une œuvre de Vaieretiai Mara, sculpteur tahitien. Datée de 1962, elle représente une scène de vie familiale, disposée en relief sur une pièce de bois brute qui conserve son aspect naturel. Longtemps supposée perdue, cette pièce maitresse du sculpteur a refait surface le 15 mai 2022 en Californie, lors d'une vente aux enchères de Clark Auction Company. Acquise par un collectionneur polynésien, cette 
œuvre cruciale dans le parcours de Mara est aujourd'hui de retour à Tahiti, où elle attend d'être présentée publiquement. 

L'œuvre met en scène plusieurs personnages, un couple et des enfants, assis ou accroupis dans des niches creusées dans le bois, évoquant une grotte. Leurs poses sont relativement statiques, mais leurs visages montrent une certaine expressivité, même si les traits sont stylisés. Il y a un sentiment d'intimité et de contemplation qui se dégage de la composition. Le style est assez brut, non-fini dans son aspect général, laissant apparaitre l'essence du bois, mais avec une attention particulière au modelé des personnages qui restent très expressifs.


Des enfants qui semblent dormir


Cette sculpture de Vaiere Mara, réalisée en 1962, est une œuvre profondément personnelle reflétant le contexte familial et émotionnel de l'artiste à ce moment précis de sa vie. À 26 ans, marié depuis deux ans et père de deux jeunes enfants (une fille de deux ans et une petite fille récemment adoptée), avec un fils de six ans vivant chez ses grands-parents, Mara exprime dans cette pièce une complexité émotionnelle palpable.

Les figures humaines y sont disposées de manière suggestive. On y voit des personnages assis, semblant se regarder, se parler, ou peut-être simplement coexister dans un même espace. L'arrangement rappelle un groupe familial, avec les personnages disposés autour d'un espace central vide ou creux, qui pourrait symboliser le cœur de la famille, ou l'absence physique de l'un des enfants.



Le style brut et expressif de la sculpture laisse transparaître une émotion brute. Les personnages ne sont pas idéalisés ; ils présentent une simplicité presque naïve, laissant place à l'interprétation. Les traits sont sommaires, mais l'expression des visages, bien que difficilement définissable avec précision, évoque un sentiment de mélancolie, de contemplation ou d'une douce inquiétude.

L'absence du fils aîné, confié aux grands-parents, pourrait être une source de cette émotion. La sculpture pourrait représenter la tension entre le désir de l'artiste d'être une figure paternelle présente pour ses trois enfants et la réalité des contraintes de son existence, de l'adoption récente et de la séparation imposée par la distance géographique. La forme même du bois, travaillée en creux et en relief, symbolise peut-être cette séparation, cette dualité entre présence et absence, joie et inquiétude.



Cette sculpture n'est pas qu'une simple représentation familiale. Elle est le reflet d'un instant intime et poignant dans la vie de l'artiste, une expression sculptée de ses sentiments et de ses responsabilités paternelles, une conversation silencieuse et profonde taillée dans le bois. Elle témoigne d'une sincérité brute et d'une émotion authentique, rendant l'œuvre puissante et émouvante.

Le cercle de la vie de Vaiere Mara se situe dans un contexte post-colonial. Alors que les arts traditionnels polynésiens privilégiaient souvent des formes plus abstraites et symboliques – pourtant parfaitement expressives - liées aux croyances et aux rituels, l'œuvre de Vaiere Mara présente une approche plus figurative et narrative. Elle reflète une certaine évolution de l'art océanien au XXe siècle, qui intègre des influences occidentales tout en conservant une esthétique et une matière première du patrimoine polynésien.



 L'œuvre n'est pas purement traditionnelle dans sa représentation, ne cherchant pas à représenter les divinités ou les mythes ancestraux. On peut cependant percevoir une affinité avec la sculpture sur bois traditionnelle de Polynésie, à travers l'utilisation du bois comme support principal et des techniques de sculpture. L'impact de l'art occidental est suggéré par l'approche plus naturaliste des figures humaines, même si ces dernières restent stylisées.

En résumé, la sculpture de Vaiere Mara offre une perspective intéressante sur la transition entre les traditions artistiques polynésiennes et les influences extérieures, créant un dialogue entre le passé et le présent, une expression de la modernité à travers un langage profondément enraciné dans la culture et la matière du Pacifique. On pourrait la situer dans un courant plus large de renouveau artistique propre aux milieux autochtones qui aspirent à une représentation de leur culture et de leur histoire à travers un art contemporain, empreint de leur tradition. 






Le cercle de la vie de Vaieretiai Mara.
Grand relief en bois sculpté représentant une famille dans une grotte. 
Marqué Mara Tahiti 1962.
Provenance Californie vente Clark's auction company du 15 mai 2022.
Collection privée, Tahiti.
Environ 82 H x 44L x 10 P cms.



Jonathan Bougard le 12 février 2025