Textes de Jean-Luc Coudray, peintures de Jonathan Bougard, Editions du Petit Véhicule
Article publié dans la revue Diérèse N° 77 (automne-hiver 2019)
Ce
petit livre nous donne à voir et à lire, dans leur disposition en vis à vis, 20
tableaux de J. Bougard accompagnés de 20 courts textes en prose de J.-L.
Coudray.
Dans
sa préface à l’ouvrage, Luc Vidal écrit: « Jean-Luc Coudray a longuement
observé les oeuvres de Jonathan Bougard. Par ses textes-poèmes il dit les
forces telluriques qui envahissent les tableaux du peintre. » Et plus loin
il ajoute: « Je suis touché par cette profusion, par cette vivacité
offertes par les visions et les gestes du peintre. Les couleurs vives choisies font l’amour à la terre et au ciel. Je suis ému par la
traduction en mots de cet univers de fête. » Il est vrai encore que la
peinture de Jonathan Bougard, qui fait aussi sa part au fantastique (en usant
d’un bestiaire nombreux, improbable mais a priori jamais inquiétant), nous
propose une imagerie délirante, tout entière soumise aux jeux de ces
métamorphoses où masques et visages se confondent, où les corps déformés sont
tout autant figures fantasmatiquement érotiques que traduction d’une innocence originelle
qui s’exalte dans l’exubérance de la danse. Corps de femmes surtout, qui
échappent le plus souvent au réalisme de la représentation et aux lois de la
pesanteur, deviennent corps jaillis d’un imaginaire hérité de la richesse de
ces « arts premiers » océaniens ou africains qui jouent sur la limite
et sur la confusion de la figuration animale et humaine, pour mieux déjouer les
lois de l’anthropomorphisme, et nous donner à voir ici, dans son élan de
« force primitive », le pouvoir absolu de la femme, déesse-mère ou tentatrice,
détentrice de ces mystères, maîtresse des désirs de l’homme. Un pouvoir que
celui-ci n’a jamais cessé, au fond, de craindre et de vouloir s’approprier en
faisant de la femme l’objet de sa domination. Mais « Les mots du poète,
écrit encore Luc Vidal, abordent aussi l’art de peindre de J. Bougard, cet art
de mettre sur le même plan et des plans différents les formes et les couleurs,
les forces sensuelles et les forces mystiques du ciel et de la terre, les
forces du monde végétal et les forces du monde animal. » Et en effet, dans
ces tableaux, comme nous le disions plus haut, règnes humain, animal, végétal,
se trouvent non juxtaposés, mais confondus et alignés dans une même perspective
de regard et de pensée qui nous renvoie à une vision mythique du monde, celui où
hommes, animaux et plantes se partageaient le même espace et parlaient une même
langue.
Il
nous semble pourtant que J.-L. Coudray ne se contente pas de poser ses
mots sur les images de J. Bougard, mais nous en propose une relecture qui
se superpose à celle des tableaux, sans en détourner ni en trahir le sens,
mais en y ajoutant un angle de regard qui ouvre à d’autres interprétations.
« Brusquement,
écrit le poète dès les premières lignes de son texte, la nuit ne succède
plus au jour. Le temps devient un ornement. Une fête permanente
s’installe. La vie se change en tapis. Il ne reste que des rois, des
reines, des animaux. La métamorphose a balayé les secrets. (…) L’abondance du
bonheur arrête tout. Le monde est exposé comme un spectacle. » Le
temps semble arrêté, comme enrayé, comme échappant soudain à la tyrannie
des horloges, la vie ne semble plus aussi que ce présent perpétuel où la
mort ne pèse plus rien, comme aux débuts du monde où toute préoccupation
existentielle n’était que superflue. Ce monde est, dans l’évidence de sa
transparence, sans profondeur et sans relief, comme figé dans le spectacle de
sa propre joie: « Le monde nouveau est plaqué. Pas de coulisse, pas de
dieu, pas d’infini. Une géométrie du visible, de l’aveuglant. Un hurlement qui
sature tout. Pas d’hésitation, pas de doute, mais le grouillement de l’humain,
jusque dans la plus humble fleur. Un monde tapisserie, qui explose en
surface. » Autrement dit, nous sommes là au seuil d’une nouvelle ère et d’un
« monde nouveau ». Et J.-L. Coudray écrit, un peu plus loin,
« Gestation et digestion se confondent. Le monde prépare un avenir et
l’enterre en même temps. » Voilà des mots qui nous invitent à déplacer
notre lecture des tableaux de J. Bougard du plan mythique au plan de l’utopie,
c’est-à-dire d’un monde qui disparaît au profit d’un autre dont on ne peut rien
préjuger encore, mais seulement jouir de ce qu’il donne à vivre et durablement
espérer : « On attend la catastrophe comme une délivrance. Cela peut être
un orage, une naissance, un excrément. » Et le poète d’ajouter: « La
joie est un déchet. C’est le trop d’un autre monde, le débordement d’un ailleurs.
Elle est étrangère, intoxicante, douloureuse. Tout est devenu luisant, métallisé,
trop pur. Les femmes sont un inextricable tatouage. Elles sont refus, renvoient
l’incompréhensible à sa source. » Vision d’un monde d’innocence et de fête
archaïque où la danse exaltée des corps nus a des accents macabres.
Car
il nous faut bien nous interroger sur ce que J.-L. Coudray désigne de
manière récurrente comme ce « nouveau monde ». Ses textes nous
invitent à y lire quelques réponses. Parler d’un « nouveau monde » où
« gestation et digestion » sont de même nature laisse supposer que
celui-ci remplace un ancien monde dont la fin (involontaire ou provoquée) a
ouvert la porte à d’autres possibles. Car toute re-naissance contient aussi la
possibilité de n’être qu’un ratage qui ne produirait que des fèces.
La
fin d’un monde est, on le sait (l’Histoire nous l’a dit assez) une ère de
chaos, dernier acte des soubresauts qui préfigurent une disparition définitive,
avant l’avènement de la mort collective ou du Rien, ou n’est que l’avant-scène
nécessaire d’une renaissance d’où tout pourra, et autrement, jaillir (le
meilleur, on l’espère, comme le pire, toujours possible). Quelque chose se
passe qui s’est, provisoirement, suspendu dans un état de « l’entre deux » qui
prendrait des allures de garden-party primitive ou de retour aux origines –
origines réinventées, on dirait bricolées, sur les gravats d’un monde ancien.
Et
c’est là que le titre de « Carnaval » donné à cet ouvrage ne peut que
nous interpeller. Car le carnaval, depuis longtemps, est cet événement (dans certaines
cultures) qui donne l’occasion, sous le couvert des masques et des
déguisements, de contester l’ordre établi, d’instaurer (provisoirement) un
nouvel ordre de pensée en renversant le cours des valeurs
et des choses. En ce sens, le carnaval est lui-même chaos, mimé ou anticipé, et bouleversement d’une vision du monde. La joie et le délire de la danse s’y invitent, comme le grotesque, le laid, la monstruosité, l’innocence accouplée au désordre et la faim d’autre chose à l’effroi de ce qui pourrait advenir. C’est en suivant cet angle de regard que les peintures de Jonathan Bougard nous semblent plus proches des images de liesse carnavalesque qu’a peintes James Ensor ou des « défigurations » de Picasso (dans Les demoiselles d’Avignon, par exemple) que des images (faussement) édéniques du Douanier Rousseau ou des peintures marquisiennes de Gauguin qui nous proposent un retour à l’innocence primitive dont on sait qu’elles ne sont que celles, nostalgiques, d’un paradis irrémédiablement perdu.
C’est en ce sens, encore, que les tableaux de Jonathan Bougard peuvent laisser planer une sourde inquiétude, que les textes de Jean-Luc Coudray se chargent d’infuser. « Les invités pénètrent dans le harem. Des dieux cosmonautes avec des yeux de poissons gardent les femmes. Les mains liées par des contes enfantins, elles attendent. Les hommes sont là mais
les femmes font face. Les hommes ne peuvent rien, les femmes sont déjà peintes. » Ce sont là les dernières phrases du livre. Nous sommes bien au seuil d’un « nouveau monde ». Dans l’attente de quelque chose qui prendrait les couleurs d’un « éternel retour » et dégage déjà des parfums de la tragédie humaine.
et des choses. En ce sens, le carnaval est lui-même chaos, mimé ou anticipé, et bouleversement d’une vision du monde. La joie et le délire de la danse s’y invitent, comme le grotesque, le laid, la monstruosité, l’innocence accouplée au désordre et la faim d’autre chose à l’effroi de ce qui pourrait advenir. C’est en suivant cet angle de regard que les peintures de Jonathan Bougard nous semblent plus proches des images de liesse carnavalesque qu’a peintes James Ensor ou des « défigurations » de Picasso (dans Les demoiselles d’Avignon, par exemple) que des images (faussement) édéniques du Douanier Rousseau ou des peintures marquisiennes de Gauguin qui nous proposent un retour à l’innocence primitive dont on sait qu’elles ne sont que celles, nostalgiques, d’un paradis irrémédiablement perdu.
C’est en ce sens, encore, que les tableaux de Jonathan Bougard peuvent laisser planer une sourde inquiétude, que les textes de Jean-Luc Coudray se chargent d’infuser. « Les invités pénètrent dans le harem. Des dieux cosmonautes avec des yeux de poissons gardent les femmes. Les mains liées par des contes enfantins, elles attendent. Les hommes sont là mais
les femmes font face. Les hommes ne peuvent rien, les femmes sont déjà peintes. » Ce sont là les dernières phrases du livre. Nous sommes bien au seuil d’un « nouveau monde ». Dans l’attente de quelque chose qui prendrait les couleurs d’un « éternel retour » et dégage déjà des parfums de la tragédie humaine.
Michel
Diaz
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