L’ETRUSQUE
Ca faisait des mois que Frezal
Tehaupahua occupait ce triangle de pelouse à Punaauia, au croisement de la
route de ceinture et de la route des plaines. Impossible d’être plus visible
qu’à cet endroit. Et les soirs et les matins, aux heures d’embouteillages, les
travailleurs immobilisés avaient tout le temps de réfléchir à la signification
des panneaux et des banderoles qu’il accumulait. Comme ça au bord de la route.
Il restait là, exposant son
visage tatoué à la foule. L’air prophétique. On ignorait ce qu’il voulait
vraiment. Au début ils étaient deux. L’autre c’était le roi de Hawaï disaient
certains. Le roi Tapunui. Le descendant de Gengis khan. Toute l’île se posait des questions. C’était
quoi cette attitude ??? Quel était vraiment le sens de toutes ces
pancartes ??? Qu’est-ce qu’il voulait vraiment ??? Pourquoi occuper comme ça ce triangle de
pelouse ???
Certains mots étaient en rouge,
d’autres en noir. Comme à l’école. Un peu. Mais les mots étaient décomposés en
syllabes. Tronçonnés, découpés. Rendus à des sons, des interjections. Comme
ramenés à leur puissance première. Leur pouvoir d’invocation.
Il devait y avoir une logique à
ces pancartes. Les mots en noir étaient rayés, raturés. Pas ceux en rouge. Les
préfixes grecs où latin détachés du corps du mot. Mais aucune constance : les mots en noir
n’étaient pas systématiquement raturés.
Ces pancartes étaient vraiment
trop ésotériques. Au commencement était la parole. Alors un jour que je passais
par là, je me suis décidée à traverser la route et à tout simplement aller
parler un peu avec Frezal Tehaupahua.
Tranquillement lui demander ce qu’il voulait.
C’était le mercredi 17 juillet 2013.
Visite guidée du marae.
Audience avec le roi.
La première impression est la
bonne en général.
Tahaupahua signifie tambour appeler.
C’était ça sa véritable identité.
Tehaupahua avait aussi un book,
avec des lettres de bienvenue du sénateur de Hawaï, beaucoup de courriers
marqués par beaucoup de tampons. Il avait aussi de la documentation. Des
coupures de journaux, des pages tirées d’encyclopédies et de dictionnaires. Il
avait un goût particulier pour les racines grecques et latines du français.
La référence absolue de Teaupahua
tambour appeler, son ancêtre fondamental, c’était Tarquin le superbe, dernier roi étrusque.
Les étrusques parlaient une
langue sans parenté commune. L’étrusque.
Tarquin le superbe régna de moins
534 à moins 509 avant notre ère. Moins 509 c’est la date de la fondation de la
république romaine.
A la fin du règne des Tarquin, le
pouvoir royal est partagé entre une magistrature civile et une magistrature
religieuse. C’est sous la république romaine qu’apparaitront les premiers
édifices du forum. Tehaupahua tambour appeler se situe donc juste avant la
république. C’est un barbare de l’antiquité. Aujourdhui la république est
toujours là, et les étrusques choisissent Tahiti pour revenir. Tahiti territoire
autonome avec un président, des ministres et une assemblée territoriale.
Tahiti, rattachée à la république française.
On avait attrapé l’étrusque et on
l’avait mit en prison. On avait confisqué tous ses drapeaux. Il était resté 48
jours en prison. Mais comme pour les tampons, il était sortit du pénitencier
avec sa carte de prisonnier de droit commun. Il avait conservé cette carte
d’identité interne à l’univers carcéral qui passe au broyeur à la sortie.
Personne n’avait trouvé le moyen de la lui récupérer… Il portait cette carte
autour du cou, comme un trophée. Et il avait été jusqu’à en faire un grand
tirage, qu’il exposait au bord de la route de ceinture. Le roi était-il un
anarchiste, en fait ???
Je commençais à y voir plus
clair. Mais il restait des zones d’ombre. Il restait ces choses, ces espèces de
petits monstres exigeants. Ces trônes d’or et ces épaisses tentures de velours
rouge. Et tous ces tampons, ces books remplis de signatures. Ces courriers
constellés de tampons.
Ces courriers abordaient des
sujets multiples, avec certaines constances. Certains émanaient du tribunal de
justesse du roy Tapunui.
Il appelait à sanctionner
l’ensemble des magistrats civils et religieux. Supprimer l’ensemble des
gouvernements tyrannies. Interdiction de voter. A des incarcérations immédiates
aussi. Celle de monsieur Lionel Bruno juge d’application des peines. A des
exécutions immédiates. A la justification pour la marie juana.
Et ces courriers étaient signés
de la reine AHUURA VAIAVA MARAE TEVAITAPU MAI
A peu prêt tout avait été dit
lors de notre première conversation. Quelque chose continuait pourtant à m’échapper.
Le roi parlait aussi beaucoup de modification de généalogies, et des rois du
pacifique… De modification de généalogie
et de vraie identité. Pourquoi m’avait-il dit que ma vraie identité était
Hawai ??? Hawai Teroru Bellais… Il
avait vu qu’après j’allais à Aotearoa et puis à Rarotonga. Il m’avait balancé
ça à la figure en rigolant… Il voyait donc certaines choses… C’est pour ça que
j’y suis retourné le vendredi 19 juillet 2013. Continuer le dialogue. Je
commençais à me raconter des histoires. Il n’y a pourtant rien de convulsif
dans ma personnalité...
Vendredi 19 juillet au matin, le
marquisien tout tatoué préparait un saladier de poisson cru pour le roi, sur le
capot de sa petite voiture. Ils avaient même trouvé des légumes… Le roi avait
installé de nouveaux panneaux au bout du triangle. Il décomposait le mot
propriétaire en PRO PRIE et TAIRE. Pour prier et taire… C’était plutôt
catholique… Un autre panneau ramenait le système étrusque à l’équation MAI
égale TEHO. En capitales rouges, et avec trois points posés en triangle au
dessus du i de mai. Je comprenais que pour l’étrusque, ramener la tête coupée
du i au triangle du Y était jouissif.
Une camionnette de ceux qui
jouent le rôle de police s’est arrêtée au bord du triangle. Tout à coup
Tehaupahua a éclaté.
Je suis repassé voir l’étrusque.
Il conversait avec les travailleurs de la commune. Le roi racontait la fois où
on l’avait attrapé au marché. Il était venu expliquer aux marchands que
l’emplacement était devenu gratuit. Le roi était allé au marché annoncer la
nullité des taxes diverses, et un des travailleurs a ironisé sur le fait que le
roi portait des savates trouées… Des savates trouées et un tricot déchiré… Le travailleur parquait sa vespa sur le
triangle de pelouse. Les pneus de son engin s’étaient dégonflés durant sa
journée de travail. L’homme était très las. Il a sortit une pompe et remit les
pneumatiques de son engin en état
d’affronter la route de ceinture.
Une autre fois je suis repassé au bord du marae de l’étrusque. Il n’était pas là. Seuls ses collègues
marquisiens étaient là. Ils m’ont fait de grands signes et j’ai grimpé les
rejoindre jusque sous le pont où ils campaient.
Le marquisien le plus âgé, le
plus tatoué des deux me proposa une tasse de cidre. Les deux hommes buvaient du
cidre. Un troisième dormait, un travailleur écrasé de fatigue. Il avait dû
passer la débroussailleuse toute la mâtinée sous le soleil. Tout camisolé de
bleu sous le soleil… Je déclinais poliment le verre de cidre.
Les deux occupants du pont
avaient un chien. Un chien à trois pattes. L’étrusque ne tarda pas à arriver.
Une fois sa petite voiture parquée sur le marae, il est partit à pieds au bord
de la route. Deux minutes passèrent et l’étrusque est apparu par derrière le
pont. Comme un militaire. C’était finit.
J’ai repris mon chemin. Je suis
retourné travailler en nouvelle zélande
et puis à Rarotonga. Lorsque je suis revenu à Tahiti deux mois plus tard,
l’étrusque avait disparu. Sur le lieu, il y avait la voiture peinte de Teuruarii
Solomona le roi de Rurutu. Et sur la voiture flottait son drapeau… Il n’y avait
personne a qui aller demander des explications…
Chacun s’occupe de son intérêt
personnel et tout peut arriver.
L'étrusque
Un film de Jonathan Bougard
Avec Frézal Tehaupahua et Tiairani Drollet le Caill